Merci d’être avec nous en ces temps de tension, temps confus, où c’est le mot de barbarie qui semble s’imposer. Ici pendant le temps de cette cérémonie, ce sont d’autres mots que vous allez entendre, le mot liberté et le mot femmes, et ceci n’est ni un angélisme, ni du folklore. Nous sommes persuadés que c’est peut-être la meilleure façon de faire que la culture intelligente soit une civilisation, c’est-à-dire synonyme des droits pour les hommes et pour les femmes. C’est dans cet esprit que nous sommes ici et merci de nous soutenir par votre présence dans ce combat.
En remettant ce prix, j’ai le plaisir et l’honneur tous les ans, dans ce célèbre café Les Deux Magots qu’elle fréquentait avec Sartre – un lieu prestigieux dont je remercie l’hospitalité et l’équipe en la personne de M. Jacques Mativa, Mme Catherine Mativa et de Francis Dupin, de rappeler quelques pensées de Beauvoir elle-même concernant la liberté des femmes et qui nous guident dans nos choix : elles soutiennent encore aujourd’hui l’espoir de nombreuses femmes éprises de liberté, et la résistance au terrorisme économique, politique et religieux sous toutes ses formes et sur tous les continents :
« La fin suprême que l’homme doit viser, c’est la liberté, seule capable de fonder la valeur de toute fin. La liberté ne sera jamais donnée, mais toujours à conquérir. » (Pour une morale de l’ambiguïté)
« Nous sommes libres de transcender toute transcendance, nous pouvons toujours nous échapper "ailleurs", mais cet ailleurs est encore quelque part, au sein de notre condition humaine ; nous ne lui échappons jamais et nous n’avons aucun moyen de l’envisager du dehors pour la juger. Elle seule rend possible la parole. » (Pyrrhus et Cinéas)
« Il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. » (Mémoires d’une jeune fille rangée)
Et j’ajoute cette année ces mots que vous lirez dans Tout compte fait (1972) : « ÉCRIRE EST DEMEURÉ LA GRANDE AFFAIRE DE MA VIE. »
C’est à l’écrivain Simone de Beauvoir que nous avons pensé avant tout en attribuant le Prix Simone de Beauvoir pour cette année 2011.
Pendant les trois premières années de son existence, le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes a distingué des femmes ou des associations qui font preuve d’engagements exemplaires dans la lutte pour les droits des femmes. 2008 : Taslima Nasreen et Ayan Hirsi Ali, menacées de fatwa par les intégristes islamistes. 2009 : le collectif iranien « One million signatures » pour son combat en faveur de l’abrogation des lois discriminatoires envers les femmes en Iran, [récompensé par un prix] qu’est venue recevoir ici même la grande poétesse iranienne Simin Behbahani. 2010 : deux femmes chinoises qui luttent pour les droits des femmes en Chine, l’avocate Guo Jianmei et la vidéaste et professeure de littérature Ai Xiaoming. Pour l’année 2011, le jury a estimé qu’il était important d’encourager la créativité des femmes, dans laquelle se manifeste et s’affirme leur émancipation, face au poids écrasant des crises économiques et sociales et aux menaces de banalisation des esprits et des cultures. Le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2011 salue, dans cet esprit, l’œuvre littéraire de Mme Ludmila Oulitskaia, dont la qualité exceptionnelle, jointe a un sens aigu de la justice et de la démocratie, rappellera à tous cette dimension fondamentale dans laquelle s’est réalisée la liberté de Simone de Beauvoir elle-même. En honorant une écrivaine de langue russe, le prix s’adresse tout particulièrement aux femmes et aux opinions des puissances dites émergentes (les BRIC dont la Russie fait partie), pour lesquelles la liberté des femmes reste un enjeu capital, à conquérir dans le respect des diversités culturelles et sans céder sur ce changement de civilisation qu’annonce la liberté pour le « deuxième sexe » selon Simone de Beauvoir.
Chère Ludmila Evguénievna Oulitskaïa,
Vous êtes l’auteur de nombreux romans et nouvelles (vendus à plus de 2 000 000 exemplaires), ainsi que de plusieurs scénarios de films. Mais votre premier livre, Les pauvres Parents, est un recueil de nouvelles qui paraît d’abord chez Gallimard avant de paraître en russe. Alors que les Éditions Gallimard fêtent leur 100e anniversaire, c’est un signe de la vitalité de cette maison, mais aussi de la langue française, d’avoir publié pour la première fois un auteur comme vous, dont le courage existentiel et le talent littéraire ne font que se révéler et s’affirmer avec le temps. Vous avez publié une dizaine ouvrages chez Gallimard : Sonietchka, Médée et ses enfants, De joyeuses Funérailles, Un si bel Amour et autres nouvelles, Le Cas du docteur Kousotski, Sincèrement Chourik, Mensonges de femmes, Daniel Stein, interprète, et le dernier, Les Sujets de notre tsar.
Toujours, les femmes sont des personnages centraux de votre œuvre : qu’il s’agisse de la famille russe, de l’émigration, de l’avortement ou de la mort, de la mythologie (notamment grecque, avec Ulysse, Pénélope et Médée) ou de l’imagination qui — de mensonge en innovation — rend les femmes insubmersibles dans les heures des traditions, religions, persécutions et autres transformations des sociétés et des mœurs : vos héroïnes traversent les amours et souvent cohabitent avec la mort, toujours habitées d’une ironie insaisissable qui en fait des vigiles au cœur de l’invivable. Vous vous définissez comme pratiquant dans vos romans une « anthropologie appliquée », toujours aux « limites d’Eros et de Thanatos » (je vous cite).
Écrivaine phare de votre génération, vous vous faites l’écho du renouveau de la littérature russe, dont vous espérez qu’elle sera mieux lue et connue, lorsque le monde aura été si saturé par une certaine littérature au seul goût de « coca-cola » dites-vous, qu’il se tournera vers le style plus amer, caustique et drôle des textes russes… de vos textes, qui traitent de problèmes universels et ne s’interdisent aucun sujet : ni les problèmes interreligieux (exemple : Daniel Stein, traducteur), ni les passions politiques (Les Sujets de notre tsar). Le public français vous connaît peu, le prix Simone de Beauvoir lui permettra, j’en suis sûre, de vous découvrir et redécouvrir.
Née pendant la Deuxième guerre mondiale en Azerbaïdjan où vos parents avaient été évacués pendant la guerre, vous avez grandi à Moscou et fait des études de biologie et de génétique à l’université Lomonossov. Vous évoquez ce qu’a été l’identité pour une petite fille juive dans les années cinquante en Russie communiste : le personnage de votre récit « Le 2 mars de cette année-là » vous ressemble beaucoup. « J’aurais aimé être comme tout le monde, dites-vous en évoquant cette situation. Mais il y avait quelque chose d’irréductible dans l’attitude des autres envers vous. Ensuite, j’ai cessé de vouloir être comme tout le monde. » L’antisémitisme vous a donné le désir de ne pas être « comme tout le monde » ! Et c’est possible ! Par la lecture et l’écriture, qui vous créent un monde intérieur et produisent un effet thérapeutique. Partager avec tout le monde comment il serait possible de ne pas être comme tout le monde : n’est-ce pas cela, la liberté que procure l’écriture !
La petite fille a grandi. Collaboratrice à vos débuts du Théâtre musical juif, vous avez fait partie du désormais mythique spectacle de Lev Dodine. Vous avez participé activement au mouvement des dissidents et du Samizdat, avec Brodski et Soljenitsine. Vous écrivez de nombreuses pièces de théâtre et des scénarios de films. Depuis le début des années 1980, vous vous consacrez exclusivement à la littérature, et avez obtenu de nombreux prix littéraires en Italie, en Russie, en Allemagne et en France. Vous êtes mariée au sculpteur Andreï Krassouline, mère de deux fils, vous vous consacrez beaucoup à l’éducation multiculturelle des enfants.
Vous dirigez un projet, sous les auspices de l’Unesco, qui crée des livres pour enfants, pour leur apprendre la diversité culturelle du monde et la tolérance interculturelle. Vous êtes engagée aussi dans la lutte contre le sida, et votre liberté de pensée vous conduit à dire ce qui est pour beaucoup encore un tabou : il existe deux sexes, femmes et hommes, et même trois, avancez-vous, les homosexuels pour les droits desquels vous vous engagez. De même, dans une Russie moderne, complexe et tourmentée, et qui apprend difficilement à sortir du totalitarisme, vous êtes au premier rang de ceux qui parlent le langage des Droits de l’Homme et de la démocratie, sans craindre de défier les autorités.
Féministe, Oulitskaïa ? Certainement pas au sens stéréotypé du terme, et vous nous direz comment, lectrice et admiratrice de Simone de Beauvoir, vous entendez : 1. Ne pas céder sur les droits des femmes à la liberté et à la créativité, où que ce soit dans le monde 2. Mener cet engagement avec la finesse et l’art qui s’imposent à chaque moment historique et dans chaque culture spécifique.
Mais puisque c’est l’écrivain sensible à la liberté féminine et à la rencontre des cultures que nous célébrons, je voudrais vous remettre ce prix Beauvoir 2011 avec des mots — peu connus — que j’ai trouvés chez un écrivain que vous connaissez, que vous aimez, qui aimait les femmes et que Beauvoir considérait comme un de rares hommes ayant compris les femmes : je veux citer Stendhal :
« L’admission de la femme à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation. Elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain, et ses chances de bonheur. »
En russe cela donne ceci :
Потому что вы писатель который чувствительный к женской свободе и квстреч культур, я хотела бы вам вручить эту награду Симон де Бовуар 2011 смало известными словами, одного писателя, которого вы конечно знаете, который любил женщин и которого Бовуар считала как одного из редкихмужчин, понявших женщин : я процитирую Стендаль :
« Достижение женщины к совершенному равенству било бы настоящимзнаком цивилизации. Оно удвоило бы умственные силы человеческого рода, и его шансы счастья. »
Может бить эти слова Стендаля звучат первый раз на русском языке, послучаю вашей награде Симон де Бовуар, дорогая Людмила Улицкая : вашeтворчество способствуeт реализации желания Стендаля. / C’est peut-être la première fois que ces mots de Stendhal seront entendus en russe, à l’occasion de votre prix Simone de Beauvoir, chère Ludmila Oulitskaïa : votre œuvre contribue à cette ambition qui est aussi la nôtre.
Avec toutes mes félicitations.
Сердечно поздравляю вас с наградой Симон де Бовуар 2011.
Julia Kristeva